La non-assistance du CAC à l’inventaire physique des stocks et ses dangers…
Un commissaire aux comptes commet des manquements à ses obligations professionnelles en n’assistant pas à la prise d’inventaire physique des stocks, en n’intervenant pas plus à une autre date pour procéder à des comptages physiques ou pour assister à de tels contrôles. Cependant, les sociétés victimes ne caractérisant pas l’existence des préjudices qui en résultent, elles ne peuvent être indemnisées (CNCC, décision commentée, avril 2023 ; CA Versailles, 1re ch., 1re section, 22 novembre 2022, RG 21/00814).
Le commissaire aux comptes qui n’assiste pas à l’inventaire physique des stocks et qui ne procède ou n'assiste pas, à une autre date, à des comptages physiques commet des manquements à ses obligations professionnelles.
Lorsque le préjudice allégué s’analyse en une perte de chance de n’avoir pu investir dans d’autres projets, il revient aux victimes de caractériser l’existence d’un tel préjudice.
Dans l'affaire jugée analysée ci-après, elles ne démontrent pas qu’elles auraient pu investir dans d’autres projets, ni qu’en se privant de cette opportunité elles ont subi une perte nette à concurrence du montant réclamé.
De même, sur le préjudice lié à la mobilisation des ressources humaines, les sociétés victimes ne prouvent pas suffisamment que le travail d'inventaire effectué par leurs collaborateurs a impacté l'organisation du travail dans l'entreprise ou la productivité de celle-ci.
Enfin, elles ne prouvent pas, non plus, l'existence d'un préjudice d'image.
Investissement basé sur des comptes annuels, certifiés sans réserve par le CAC, contenant un stock surévalué
Une holding et sa filiale ont investi dans une société…
La société holding N détient la société P, fabricant et distributeur grossiste de piscines et matériels de piscines. En 2015, la holding N a investi dans la société PC, spécialisée dans la vente par Internet de matériels et d’équipements de piscines privées, et en est devenue l'associée majoritaire (détention de 54,17 % du capital).
En 2016, la holding N a effectué plusieurs avances en compte courant pour le compte de la société PC, pour un montant total de 400 000 €.
... dont le stock, certifié par le CAC, s'est révélé être surévalué
Mais, ensuite, en l’absence de remboursement des avances en compte courant précitées, les collaborateurs de la filiale P ont, sur demande des sociétés N et P, procédé à une vérification des stocks, constaté des anomalies et estimé la valeur réelle des stocks à 138 595 €. Il s'avère donc que la holding N a investi dans la société PC sur la base d’informations erronées, puisque les stocks ont été surévalués de 354 561 € au 1er janvier 2016.
Par conséquent, la holding N et sa filiale P se retournent contre le commissaire aux comptes, qui avait certifié sans réserve les comptes (et donc, de fait, la valeur des stocks figurant au bilan dans ces comptes).
Dans l'annexe de son rapport sur les comptes annuels pour l’exercice clos au 31 décembre 2016, le CAC avait effectivement indiqué : « un audit des comptes mené en janvier 2017 a permis de mettre en évidence une surévaluation du stock de 354 561 euros au 1er janvier 2016. Une charge exceptionnelle de 354 561 euros a donc été comptabilisée pour ajuster la valeur du stock ».
Le CAC a-t-il manqué à ses obligations professionnelles en n’assistant pas à l’inventaire des stocks ?
Non-respect des dispositions législatives et de la NEP 501…
Le tribunal judiciaire de Versailles, par jugement contradictoire rendu fin 2020, avait retenu que le commissaire aux comptes, puisqu'il n’avait pas assisté à la prise d’inventaire physique des stocks et qu'il n’était pas intervenu à une autre date pour procéder à des comptages physiques ou assister à de tels contrôles, avait manqué à ses obligations professionnelles (c. com. art. L. 822-17, al. 1er, L. 823-9 et L. 823-10 ; NEP 501 « Caractère probant des éléments collectés »).
Les juges de première instance avaient estimé que, compte tenu de l’importance de la surévaluation des stocks, le contrôle qu’il aurait effectué lui aurait nécessairement permis de la détecter.
Le tribunal judiciaire de Versailles avait, ainsi, condamné in solidum le CAC et sa société à payer aux sociétés N et P 458 000 € au titre du financement de la société PC (avances en compte courant), 15 624 € au titre de la mobilisation de leurs ressources humaines (travail d'inventaire des stocks) et 5 000 € au titre de l’article 700 du code de procédure civile mais rejeté la demande au titre du préjudice d’image estimé à 50 000 €.
... que les CAC ne contestent pas
Le CAC et sa société, mis en cause, ont interjeté appel de cette décision, en février 2021. La cour d'appel de Versailles a donc également statué sur cette affaire et, tout comme le tribunal judiciaire, elle a considéré que, la gestion des stocks ayant été externalisée par la société PC, le CAC aurait dû faire preuve de plus de vigilance.
La cour d'appel a noté que les appelants (la société de commissaires aux comptes titulaire du mandat et le signataire personne physique) ne contestaient pas sérieusement les manquements à leurs obligations professionnelles.
Existe-t-il un ou plusieurs préjudice(s) résultant des manquements du CAC ?
La responsabilité du CAC dans cette affaire ne faisant pas de doute (compte tenu des derniers éléments précités), la question essentielle qui se posait alors dans l'affaire qui nous intéresse était celle de l'existence (la preuve) d'un ou de plusieurs préjudice(s).
Le préjudice allégué au titre du financement de PC constitue-t-il une perte de chance ?
Oui, selon la cour d'appel de Versailles…
En l'espèce, les sociétés N et P soutenaient, en particulier, que, si N avait eu connaissance de la valeur réelle des stocks, elle n’aurait pas pris de participation majoritaire dans la société PC. Elle était, en effet, selon elle, totalement libre de choisir soit cet investissement, soit de créer son propre site Internet, ce qu’elle aurait fait si elle avait connu la véritable situation de PC.
La cour d'appel a analysé le préjudice allégué en une perte de chance de n’avoir pu investir dans d’autres projets mais... encore fallait-il que les sociétés victimes puissent alors caractériser l’existence d’un tel préjudice…
... mais la perte de chance n'étant pas prouvée, les sociétés victimes ne peuvent être indemnisées
... or, celles-ci ne l’ont pas fait :
-d’une part, elles n'ont pas prouvé que la holding avait subi une perte nette de 458 000 € (elles étaient toujours actionnaires majoritaires de la société PC et l’apport en compte courant demeurait toujours au passif de la société au titre des « emprunts et dettes financières divers ») ; et
-d’autre part, elles ne démontraient pas qu’elles auraient pu investir dans d’autres projets, ni qu’en se privant de cette opportunité, elles avaient subi une telle perte.
En effet, l'analyse commentée de cette affaire précise qu'il ne suffit pas d’indiquer que les sociétés victimes « avaient toute liberté pour investir dans d'autres projets ». Sans doute eut-il fallu qu’elles prouvent avoir pris leur décision à la suite de la certification sans réserve du ou des CAC voire avoir réalisé des études sur d’autres possibilités d’investissement.
Alors que les premiers juges avaient considéré que le préjudice subi était « direct et consommé », la cour d’appel a estimé, au contraire, que le préjudice n’était qu’éventuel et donc non réparable. De fait, l’absence de preuve de la perte subie ne lui permettait pas de retenir qu’une chance avait été perdue.
La demande de dommages et intérêts des sociétés N et P a donc été rejetée en appel.
Insuffisance de preuve(s) de l'existence d'un préjudice lié à la mobilisation des salariés de P
Selon le tribunal, N et P n’auraient pas dû supporter les coûts afférents à cette mobilisation
Les sociétés N et P demandaient également réparation du préjudice lié au coût du travail effectué par les huit collaborateurs de P qui ont dû être mobilisés pendant plusieurs semaines afin d’inventorier les stocks, d’effectuer les rapprochements avec les prix pondérés à appliquer et de déterminer la valeur réelle des stocks.
Elles estimaient que, si les commissaires aux comptes avaient accompli leur travail de contrôle des stocks conformément à leurs normes professionnelles, elles n’auraient pas dû supporter ce coût.
Le tribunal judiciaire, faisant droit à la demande, avait condamné les auditeurs à leur payer la somme de 15 624 € (voir ci-avant).
L’unique pièce produite en tant que preuve est insuffisante, pour la cour d'appel
Cependant, sur ce point aussi, la cour d'appel a infirmé le premier jugement, également par manque de preuves.
En l'occurrence, il aurait fallu que les demanderesses démontrent que l’équipe œuvrant sur les stocks n’avait pas pu effectuer son travail habituel en raison de ce travail « supplémentaire », que le travail « habituel » avait été effectué par une autre équipe (par exemple, par des intérimaires) ou que la productivité de la société avait été éprouvée en raison de la réalisation de cette tâche.
Or, l’unique pièce produite devant les juges était constituée d’un simple tableau établi par N et P pour les besoins du litige, qui n’était corroboré par aucun document comptable (notamment, les factures d’hébergement des salariés) et qui ne permettait pas de justifier l’existence du préjudice dont la réparation était réclamée.
Pas de preuve, non plus, de l'existence d'un préjudice d'image
Enfin, s'agissant de l'existence d'un préjudice d'image sur le marché des piscines en raison de la mauvaise santé financière de la société PC, les sociétés N et P n’invoquaient ni ne produisaient aucune pièce. Par conséquent, pour cette seule raison, leur demande d’indemnisation au titre de ce préjudice n'aurait su être accueillie.
En outre, les demandes principales ayant été rejetées (voir ci-avant), cette demande ne pouvait que l’être également puisqu’un tel préjudice n'aurait pu que découler de l’existence des préjudices précédemment invoqués et examinés par la cour.
NDLR
On voit bien, dans cette affaire encore, l'importance - logique - de (pouvoir et devoir) fournir des éléments justificatifs à la fois factuels, pertinents et probants à l'appui soit de chacune des demandes formulées par la ou les entités demanderesses, soit de chacun des moyens de défense mis en avant par le CAC, en cas de mise en cause de responsabilité professionnelle.