Commissariat aux comptes et non-détection de fraude : zoom sur jurisprudence
La non-circularisation, par le commissaire aux comptes, du compte fournisseur utilisé par la comptable, salariée de l'entité dont il auditait les comptes, pour effectuer les détournements, qui ne présentait aucune anomalie manifeste et qui n'était pas significatif, n'est pas une faute de nature à caractériser une dissimulation de sa part.
Le CAC ne peut pas, non plus, être tenu pour responsable de ne pas avoir découvert la fraude ni de ne pas avoir mis en garde la société sur les défaillances de son contrôle interne (CNCC, décision commentée, CA Toulouse, 2e ch., 12 janvier 2022, septembre 2022).
La prescription de l'action en responsabilité contre les CAC est triennale, à compter du fait dommageable ou, s'il a été dissimulé, de sa révélation.
En l'espèce, le fait de ne pas avoir circularisé un compte fournisseur non significatif (en l'occurrence < 1 % du chiffre d'affaires) et qui ne présentait aucune particularité de nature à attirer l'attention du CAC n'est pas une faute de nature à caractériser une dissimulation de sa part.
La sophistication du stratagème des détournements mis en place depuis plusieurs années ne permettait pas au CAC de découvrir la fraude à la suite du seul contrôle normal.
Le CAC n'est pas non plus fautif de ne pas avoir prévenu la société qu'il auditait des défaillances de son système de contrôle interne. En effet, les dirigeants n'ont pas exercé de contrôle suffisant sur le travail de leur comptable et sur le respect du principe de séparation des tâches.
Les faits : détournements d'espèces camouflés par de fausses factures fournisseur
Quel était le stratagème employé par la comptable ?
Une société ayant pour activité le commerce de produits de peinture et de revêtements vendus principalement à des professionnels a embauché, en 2002, une comptable chargée de saisir dans la comptabilité les espèces et les chèques. En l'occurrence, il s'est avéré que cette dernière détournait une partie des espèces avant de remettre l'autre partie à l'un des quatre membres de la direction qui les déposait lui-même en banque.
Pour camoufler ses malversations et équilibrer les comptes, elle établissait de fausses factures dans un compte fournisseur, du montant du prélèvement d'espèces qu'elle avait effectué, et comptabilisait dans le journal de banque le règlement imaginaire par la société desdites fausses factures.
À la suite d'un arrêt maladie de la comptable en août 2013, sa remplaçante relève des incohérences entre les écritures comptables saisies et les opérations réelles : les remises d'espèces saisies en comptabilité ne correspondaient pas aux fonds effectivement déposés sur le compte bancaire de la société. En particulier, sont découvertes des écritures de paiements fictifs, qui ont permis à la salariée fraudeuse d'ainsi « neutraliser » les détournements et de présenter des soldes comptables dépourvus d'anomalies manifestes.
Conséquences de la découverte de la fraude
Licenciement de la comptable
Le montant des écarts de caisses entre 2003 et 2013, destinés à dissimuler les détournements de fonds, a été estimé par l'expert-comptable de la société à la somme de 490 575 €. En octobre 2013, la comptable a été licenciée pour faute grave, licenciement qu'elle a contesté devant le conseil des prud'hommes.
Mise en cause des professionnels du chiffre
En 2014, la société a, à la fois :
-déposé plainte auprès du procureur de la République, le 24 février, pour dénoncer ces faits ;
-et assigné ses commissaires aux comptes et ses experts-comptables devant le tribunal de grande instance (TGI) de Toulouse, le 14 mai, aux fins d'obtenir l'indemnisation de ses préjudices.
En janvier 2015, aussi bien le conseil des prud'hommes que le TGI ont ordonné le sursis à statuer dans l'attente des résultats de l'enquête de la brigade des affaires financières.
Trois procédures concomitantes
Trois procédures se sont, ainsi, déroulées concomitamment, se soldant de la façon suivante.
Devant le conseil des prud'hommes
L'instance introduite par la comptable (contestation de son licenciement) a été radiée le 25 novembre 2015, en l'absence de toute justification de sa part que son licenciement était abusif.
Au pénal
Par jugement du 9 octobre 2017, le tribunal correctionnel de Toulouse a condamné la comptable pour abus de confiance et faux :
-à 18 mois d'emprisonnement avec sursis ;
-à l'interdiction d'exercer son activité pendant 5 ans ;
-au paiement à la société, régulièrement constituée partie civile, de la somme de 26 945 € à titre de dommages et intérêts.
La société a interjeté appel de cette condamnation sur les intérêts civils (le montant des dommages et intérêts obtenu étant bien inférieur à celui des détournements estimés à près de 500 K€ ; voir ci-avant et ci-dessous). Le 8 juin 2020, la cour d'appel de Toulouse a infirmé le jugement correctionnel et a porté la condamnation de la comptable au montant de ces derniers, soit à 490 575 €.
Procès civil
Devant le juge civil, l'instance a repris le 13 juin 2018 et la société victime a demandé que « les professionnels du chiffre » soient condamnés à lui payer le montant des détournements, sauf à le réduire du montant des sommes éventuellement récupérées à l'encontre de la comptable licenciée.
Le 25 juillet 2019, le TGI de Toulouse a débouté la société de ses demandes en indemnisation relatives aux détournements opérés durant les exercices antérieurs à l'exercice 2010 et de son action en responsabilité contre les CAC et les experts-comptables. La société a interjeté appel.
Deux questions de fond pour les professionnels du chiffre
Il est, à notre avis, important de s'arrêter sur cette procédure et l'appel formé par la société victime des détournements car ils soulèvent deux questions essentielles à se poser dans ce type de situation (examinées ci-après), intéressant les professionnels du chiffre. La 1re porte sur la recevabilité de la demande de la victime et la 2e porte sur le point de savoir si les CAC avaient commis des fautes pouvant engager leur responsabilité.
L'action de la société était-elle prescrite à l'égard des CAC pour les exercices antérieurs à l'exercice 2010 ?
Pour rappel, la prescription de l'action en responsabilité contre les commissaires aux comptes est triennale, à compter du fait dommageable ou, s'il a été dissimulé, de sa révélation (c. com. art. L. 822-18 et L. 225-254), pour les actions engagées à l'occasion de toute mission de contrôle (Bull. CNCC n° 146, p. 323, juin 2007).
La prescription triennale débute à la date du rapport du CAC
En l'espèce, le point de départ du délai de prescription est la date du rapport de certification des comptes litigieux. Or, l'assignation avait été délivrée le 14 mai 2014. La prescription était donc acquise pour les exercices antérieurs à ceux clos à compter du 14 mai 2011, sauf si la victime rapportait la preuve que le CAC avait dissimulé des irrégularités ou anomalies affectant les comptes sociaux. Dans ce cas, le point de départ devait être retardé au jour de la révélation de ces irrégularités (voir ci-avant).
La négligence ou l'insuffisance de diligences du CAC constituent-elles une dissimulation ? …
(... ou plus précisément, constituent-elles une dissimulation retardant de ce fait le départ de la prescription triennale à la date de révélation des faits ?). Dans une autre affaire, la Cour de cassation avait jugé que de simples négligences de la part du CAC commises lors des contrôles ne peuvent être assimilées à une dissimulation ; de même, les insuffisances de diligences et de contrôles ne sauraient à elles seules constituer une dissimulation, laquelle implique la volonté du CAC de cacher des faits dont il a connaissance par la certification des comptes (Bull. CNCC n° 156, p. 685, décembre 2009).
En l'espèce, bien que la société demanderesse ait accusé le CAC d'avoir dissimulé l'irrégularité dénoncée concernant le compte fournisseur utilisé par la comptable pour opérer les détournements, elle n'en a pas rapporté la preuve. Les CAC ont, quant à eux, contesté toute volonté de cacher des faits dont ils auraient eu connaissance par la certification des comptes sociaux et ont rappelé que la dissimulation ne peut être implicite et que le seul manque de diligences ayant empêché la découverte d'une fraude ne peut la caractériser. Ils ont affirmé que le fournisseur concerné n'avait pas été circularisé en raison du mensonge de la comptable qui l'a fait passer pour une société du groupe, rendant toute circularisation inopérante sur ce compte.
Ces éléments semblent expliquer pourquoi le CAC n'a pas davantage vérifié l'affirmation de la comptable selon laquelle le fournisseur concerné était une société du groupe, préférant concentrer ses investigations sur d'autres comptes aux montants significatifs.
Selon la cour d'appel, le fait de ne pas avoir circularisé ce compte fournisseur (un parmi 450), qui ne présentait aucune particularité de nature à attirer l'attention du commissaire aux comptes et dont les montants annuels n'étaient pas significatifs (< 1 % du chiffre d'affaires), n'est pas une faute de nature à caractériser une dissimulation du CAC.
De même, le fait que le CAC n'ait pas informé les dirigeants des échanges au sujet de ce fournisseur qu'il avait eus avec la comptable, en qui ceux-ci avaient toute confiance depuis des années, ne le rend ni fautif ni complice.
Irrecevabilité de la demande de la société pour les exercices antérieurs à l'exercice 2010
Compte tenu de l'ensemble des éléments précités, la cour d'appel de Toulouse a donc déclaré la société irrecevable en ses demandes en indemnisation relatives aux détournements opérés durant les exercices antérieurs à l'exercice 2010 uniquement à l'encontre des commissaires aux comptes.
Les commissaires aux comptes étaient-ils fautifs ?
Après avoir traité la question de la recevabilité de la demande pour les exercices antérieurs à 2010 (analysée ci-avant), les juges devaient également examiner si les CAC pouvaient être considérés comme fautifs (pour les détournements opérés sur les exercices au titre desquels la demande étaient recevable, soit en principe pour les exercices postérieurs à 2010). La réponse à cette question est non. En effet, compte tenu de ces éléments, la cour d'appel a confirmé la position des premiers juges selon laquelle les CAC ne pouvaient être tenus pour responsables en s'appuyant sur les points suivants.
Sur la non-circularisation du compte fournisseur utilisé dans la fraude
La non-circularisation, par le CAC, du fournisseur dont le compte était utilisé par la comptable indélicate ne peut pas être considérée comme une faute. En effet, le commissaire aux comptes circularisait une dizaine de fournisseurs par an par sondage, sur les 450 fournisseurs de la société (voir également ci-avant nos commentaires dans « La négligence ou l'insuffisance de diligences du CAC constituent-elles une dissimulation ? »), et le stratagème de la comptable, par le jeu des fausses factures émises, n'aurait pas permis de voir apparaître un écart de soldes entre les entités en fin d'exercice social.
Sur la possibilité de découvrir la fraude
La sophistication du stratagème des détournements mis en place depuis plusieurs années ne permettait pas au CAC de découvrir la fraude à la suite du seul contrôle normal. L'établissement des fausses factures dans le compte fournisseur permettait, en effet, d'aboutir à une neutralisation parfaite en comptabilité des détournements opérés, étant souligné que les détournements litigieux étaient peu significatifs par rapport au chiffre d’affaires moyen de la société de 12 M€ (les sommes détournées représentaient entre 0,17 % et 0,56 % du CA moyen).
Ce n'est qu'à l'occasion d'un audit spécial confié à l'expert-comptable avec pour mission de reconstituer de manière exhaustive les mouvements entre le cahier de caisse, la comptabilité enregistrée par la comptable et les remises d'espèces à la banque que les détournements ont pu être révélés.
Sur l'analyse des états de rapprochements bancaires
Le commissaire aux comptes n'avait pas à vérifier l'exactitude des états de rapprochements bancaires (ERB) à tout moment de l'exercice contrôlé.
La société dénonçait l'absence de contrôle, par le CAC, des états de rapprochements bancaires (ERB) qui aurait permis, selon elle, de détecter les différences quasi systématiques de solde entre le relevé bancaire et le compte « banque ». Or, il n'entre pas dans la mission du CAC de détecter la fraude, le mode opératoire des détournements ayant permis, par ailleurs, de déjouer ses contrôles. Il lui appartenait seulement d'attester de la vraisemblance de la sincérité des comptes sociaux, c'est-à-dire celle des concordances des ERB en fin d'exercice.
Sur la mise en garde de la société que son contrôle interne était insuffisant
Le CAC qui n'a pas mis en garde la société sur les défaillances de son système de contrôle interne n'est pas fautif. En effet, la société est seule fautive : le système qu'elle a mis en place n'a pas fonctionné du fait de la carence de ses dirigeants qui n'ont exercé de contrôle ni sur les espèces encaissées, ni sur la comptabilisation des factures fournisseurs. Ils ont laissé leur comptable cumuler les tâches incompatibles de tenue de la caisse et de tenue de la comptabilité des espèces.
Focus fiscal : jurisprudence sur les défaillances du contrôle interne
La carence du contrôle interne a fait l'objet de nombreuses décisions de justice. En effet, se pose, aussi, en pratique dans ce type de situation, la question de savoir si la perte résultant de détournements commis par les salariés de la société est, dans ce cas, (fiscalement) déductible ou non. Pour résumer brièvement l'état de la question, la carence du contrôle interne ne paraît pas pouvoir fonder un refus de déduction des pertes comptabilisées à la suite d'opérations menées par un salarié (conformément à l'objet social de l'entreprise) traduisant un risque excessif que les défaillances organisationnelles n'ont pas permis d'éviter, sauf dans le cas où les dirigeants auraient sciemment accepté une telle prise de risque par une absence totale d'encadrement et de contrôle de l'activité du salarié. Sous cette réserve, les opérations à risque devraient être analysées comme des accidents d'exploitation que le juge fiscal se défend de sanctionner (pas de sanctions sur le terrain de l'acte anormal de gestion) (CE 24 mai 2011, avis n° 385088).
Il n'appartient pas à l'administration de se prononcer sur l'opportunité des choix de gestion de l'entreprise et notamment pas sur l'ampleur des risques pris par elle pour améliorer ses résultats, indépendamment du cas de détournements de fonds rendus possibles par le comportement délibéré ou la carence manifeste des dirigeants (CE 13 juillet 2016, n° 375801).
Quid de la responsabilité des experts-comptables ?
Les experts-comptables ont également été exonérés de toute responsabilité au motif essentiel que la société avait choisi de leur confier une mission de présentation des comptes annuels et non une mission de vérification de la comptabilité.