Défaut d'alerte de l'existence de détournements par l'expert-comptable et le CAC : le client doit-il être indemnisé ?
Une société victime de détournements de fonds par sa comptable n’aurait pu être alertée par son expert-comptable qu’au moment de l’établissement des comptes annuels ou par son commissaire aux comptes (CAC) que lors de la certification de ces derniers, quelles que soient leurs diligences. Bien que ces deux professionnels aient commis des fautes, les détournements ayant été remboursés au jour où la cour statue, la société ne peut pas obtenir de dommages et intérêts (CNCC, Décision commentée, Cour d'appel de Bordeaux - 4e Ch. civ. - 31 mars 2021, septembre 2021).
Les faits : défaut d'alerte des professionnels du chiffre sur l'existence de détournements
Détournements de fonds commis par la comptable
Une société exploitant un magasin du secteur de la grande distribution a découvert, après le licenciement pour faute grave de la comptable en octobre 2013 et l'embauche de son remplaçant, des anomalies comptables. Il s'agissait de détournements de fonds, commis entre début avril 2012 (un mois après l'embauche de la comptable) et mi-octobre 2013 (date de sa mise à pied).
La société a donc déposé plainte contre cette ex-salariée pour escroquerie et détournement de fonds. Il s'est, en effet, avéré que les détournements étaient constitués majoritairement par des chèques établis au profit de celle-ci ou de son mari et, plus marginalement, par des chèques établis au bénéfice d’un tiers en règlement d’une prestation et par quelques virements.
L'ancienne comptable a été déclarée coupable par le tribunal correctionnel de Bordeaux en juin 2016 et, sur intérêts civils, condamnée à payer à la société la somme de 83 862,82 € à titre de dommages et intérêts.
Assignation de l'expert-comptable et du CAC en responsabilité contractuelle
Condamnation des professionnels au titre de la perte de chance de faire cesser les détournements
La société avait un expert-comptable, qui exerçait une mission de présentation de ses comptes annuels et d’établissement des déclarations comptables, ainsi qu'un commissaire aux comptes.
Considérant que ceux-ci avaient manqué à leurs obligations en ne lui permettant pas de déceler les détournements commis à son préjudice, la société les a, en janvier 2016, assignés devant le tribunal de commerce de Bordeaux en responsabilité contractuelle et, par conséquent, en paiement, à titre principal, de la somme de 83 862,82 €.
Le tribunal a fait droit à la demande de la société et a condamné solidairement les professionnels du chiffre (et l'assureur de l'expert-comptable) à lui verser 65 000 € au titre de la perte de chance de faire cesser les détournements.
Nécessité d'établir le lien de causalité entre la faute et le préjudice
L'expert-comptable et le commissaire aux comptes ont fait appel de cette décision.
La question posée, alors, consiste à savoir s'ils ont commis une faute et s'il en découle un préjudice pour la société, autrement dit, s'il y a un lien de causalité entre la faute et le préjudice.
L'expert-comptable et le CAC ont-ils été fautifs ?
L'expert-comptable aurait pu détecter les anomalies comptables
Aux termes de la lettre de mission, l'expert-comptable était chargé de la présentation des comptes annuels et de l'établissement des déclarations afférentes aux comptes de l'entreprise. Il devait donc s’assurer de la cohérence et de la vraisemblance de la comptabilité sans, toutefois, rechercher spécifiquement des erreurs ou des fraudes.
Bien que les détournements représentaient environ 0,40 % des achats, de sorte qu’ils n’étaient pas nécessairement apparents (même en réalisant des sondages aléatoires), la comptable avait procédé à de fausses saisies comptables pour les masquer. En outre, un règlement avait été enregistré sans création d’une ligne comptable et certains détournements avaient été réalisés en un seul paiement censé régler plusieurs fournisseurs.
De telles anomalies auraient donc pu être détectées par l'expert-comptable, et ce, d’autant plus que les détournements ne résultaient d'aucune procédure sophistiquée (chèques faits à soi-même, voir ci-avant), le nouveau comptable salarié de la société les ayant rapidement constatés.
Le CAC n'avait pas alerté la société sur les carences de son contrôle interne
La cour d'appel de Bordeaux s'est prononcée de la manière suivante sur les principaux griefs formulés par le tribunal correctionnel à l'encontre du commissaire aux comptes.
La mission du CAC aurait-elle dû être renforcée à l’arrivée d’une nouvelle comptable ? Non
Le tribunal correctionnel avait jugé que la mission du commissaire aux comptes aurait dû être renforcée en 2012 à l’arrivée d’une nouvelle comptable. La cour d'appel de Bordeaux n'a pas retenu ce point puisque, dans sa mission de certification, le CAC a, certes, une obligation de vérification des documents comptables qui lui sont présentés mais à l’exclusion de toute immixtion dans la gestion (c. com. art. L. 823-10, al. 1).
Le CAC aurait-il dû détecter l'existence des détournements ? Non
Le tribunal correctionnel avait estimé que le commissaire aux comptes aurait dû détecter l'existence des détournements. La cour a rappelé que, dans le cadre de la certification des comptes, le CAC doit obtenir l'assurance raisonnable que les comptes ne comportent pas d’anomalies significatives (NEP 320 « Application de la notion de caractère significatif lors de la planification et de la réalisation d'un audit », § 1).
En l’espèce, le volume des détournements représentait 0,40 % des achats (voir ci-avant), de sorte qu’il ne pouvait être considéré qu’il s’agissait d’une anomalie significative et que les vérifications par sondages devaient raisonnablement emporter leur découverte.
L'absence d'alerte de la société par le CAC sur les carences de son contrôle interne constitue-t-elle une faute ? Oui
Le tribunal correctionnel avait considéré que le CAC n'avait pas alerté la société sur les carences de son contrôle interne et sur les anomalies existantes dans le suivi de la circularisation des tiers. Selon la cour d'appel de Bordeaux, ces manquements étaient constitutifs d'une faute, d'autant plus que la lettre de mission contenait une rubrique consacrée à l'évaluation du contrôle interne, étape fondamentale de la démarche d'audit.
Conclusion
La cour d'appel a, ainsi, retenu une faute de chacun des professionnels du chiffre.
Existait-il un préjudice lié à la perte de chance de découvrir les détournements plus tôt ?
La société a soutenu qu'il existait, pour elle, deux préjudices :
-un préjudice causé par les détournements ;
-un préjudice distinct de celui des détournements eux-mêmes, remboursés pendant la procédure d'appel, qui procédait de la perte de chance de découvrir les détournements plus tôt.
Toutefois, ceci était confus car elle avait évalué ce préjudice au même montant que celui des détournements et avait sollicité, devant la cour, la confirmation du jugement, en faisant valoir que l’indemnisation d’un préjudice résultant de la perte de chance n’avait pas vocation à couvrir l’intégralité de la perte subie.
Le préjudice de la société n'avait pas à être indemnisé par l'expert-comptable ou le CAC
Le lien de causalité entre les fautes des professionnels du chiffre (voir ci-avant) et le préjudice de la société ne permettait pas d'indemniser cette dernière, pour les raisons suivantes.
Le CAC a un pouvoir permanent de contrôle et non un devoir de contrôle permanent
Le CAC n’aurait pu alerter son client qu’au moment de la certification des comptes
En vertu du 1er alinéa de l'article L. 823-10 du code de commerce, les commissaires aux comptes ont une mission permanente de contrôle, c'est-à-dire qu'ils sont dotés d'un pouvoir permanent de contrôle, qui leur permet d'exercer, au moment qu'ils jugent utile, les pouvoirs d'investigation que la loi leur donne.
Cela ne signifie pas qu'ils sont chargés d'un devoir de contrôle permanent, ni d'intervenir de manière constante. C'est bien la tâche de certification qui aurait pu donner lieu à interrogations et alertes auprès de la société.
Ainsi, quelles que soient ses diligences, le CAC n’aurait pu alerter son client qu’au moment de la certification des comptes, à savoir probablement en juin 2013, puisque la société clôturait ses comptes au 31 décembre.
Application à l'expert-comptable
De même, si l'on applique cette analyse à l'expert-comptable, ce dernier aurait pu intervenir au moment de l’établissement des comptes annuels, en principe début 2013.
Bien que, dans cette affaire, la mission du commissaire aux comptes n'ait pas été une mission ALPE (qui n'existait pas encore à l'époque des faits), les commentaires de cette décision précisent que, lorsque le CAC effectue une telle mission, son attention doit être tout particulièrement attirée, notamment sur l'appréciation des procédures de contrôle interne, puisqu'il doit établir, à destination des dirigeants, un rapport identifiant les risques financiers, comptables et de gestion auxquels est exposée la société (c. com. art. L. 823-12-1, al. 1er ; NEP 911, § 34).
Selon la doctrine de la CNCC, le CAC doit être profondément attentif aux risques comptables concernant, notamment, l'appréciation du contrôle interne et du système d'information, ainsi que de l'organisation comptable (Décryptage mission ALPE, CNCC, juin 2019, p. 9).
L'intervention du CAC n'aurait pas permis d'éviter les détournements
Quelle que soit l'intervention des professionnels du chiffre, elle n'aurait pu éviter les détournements dont la moitié avait eu lieu dans le courant de l'année 2012 (pour rappel, les détournements avaient commencé en avril 2012 et avaient pris fin en octobre 2013). Tout au plus, ils auraient pu être interrompus plus tôt.
La faute du commissaire aux comptes n'avait donc entraîné pour la société victime, sur le terrain de la causalité, qu'une perte de chance de découvrir plus tôt les détournements opérés par la comptable malhonnête.
Les détournements avaient été remboursés au jour où la cour statuait
Au jour où la cour d'appel statuait, tous les détournements avaient été remboursés. La société a donc été déboutée de ses demandes de dommages et intérêts.
La propre faute de la société au titre de l'absence de contrôle interne doit être prise en compte
Enfin, la cour ne pouvait que constater la carence du contrôle interne au sein de la société. En effet, cette dernière n'avait exercé aucun contrôle sur sa comptable, qui avait effectué ses premiers détournements alors qu'elle était encore en période d'essai.
Circonstance aggravante, l'absence de contrôle avait perduré alors que les détournements avaient été découverts par le nouveau comptable et que l'expert-comptable avait alerté le dirigeant en sollicitant, en particulier, le tableau des marges.
L'expert-comptable qui aurait pu détecter les anomalies comptables liées à un détournement de fonds et le commissaire aux comptes qui n'avait pas alerté la société sur les carences de son contrôle interne sont fautifs.
L'expert-comptable et le CAC sont susceptibles d'être, à ce titre, condamnés à indemniser l'entité victime de ces détournements si un lien de causalité entre leur(s) faute(s) et le préjudice est établi.
Le CAC ayant un pouvoir permanent de contrôle et non un devoir de contrôle permanent, il n’aurait pu alerter son client qu’au moment de la certification des comptes et les détournements n'auraient pas pu être évités.
La faute du CAC n'avait, ainsi, entraîné pour la société victime qu'une perte de chance de découvrir certains détournements plus tôt. Mais ceux-ci ayant été remboursés au jour où la cour statuait, la société ne pouvait être indemnisée.
La cour d'appel de Bordeaux a également tenu compte de la propre faute de la société au titre de l'absence de contrôle interne, qui a empêché de déceler les détournements de la comptable malhonnête et les a même laissé perdurer après leur découverte.