L'exploitation du Big Data par les experts-comptables : un défi majeur pour la profession
L'augmentation incessante du nombre de données « client » à exploiter, notamment numériques, pousse les experts-comptables à se demander comment les sécuriser et les fiabiliser. L'identification de nouvelles missions autour du Big Data est un enjeu primordial pour la profession. Mais l'accompagnement des clients à la prise de décisions nécessite un traitement qualitatif de la donnée, respectant leur vie privée. Un récent webinaire du Conseil supérieur de l'Ordre des experts-comptables (CSOEC), animé par Sanaa Moussaïd, vice-présidente du CSOEC en charge du secteur Stratégie numérique, Marianne Alex, accompagnatrice pédagogique à l'École centrale de Lyon, partenaire de la profession comptable sur le thème de la Data, et Denis Barbarossa, expert-comptable et commissaire aux comptes, répond à ces problématiques (webinaire du CSOEC « Comment exploiter les données de mes clients ? », 10 juin 2020, https://extranet.experts-comptables.org/toutes-les-actualites-techniques?modal=1).
Quelle utilisation du Big Data dans les cabinets ?
Contexte
L'expression « Big Data » est apparue en octobre 1997 aux États-Unis dans un article de la NASA, sur les défis technologiques à relever pour visualiser les « grands ensembles de données ». La naissance du Big Data est liée aux progrès des systèmes de stockage et des outils d'analyse de l'information numérisée depuis la fin des années 1990.
En 2001, Gartner en donne une définition, basée sur la règle dite « des 3 V » (volume, variété, vélocité) : il s'agit d'un volume considérable de données à traiter, d'une grande variété (brutes, non structurées ou semi-structurées) et devant atteindre un certain niveau de vélocité, c'est-à-dire de fréquence de création, collecte, traitement et partage.
Grâce aux géants du web, notamment à Google, le marché mondial du Big Data n'a cessé de croître, pour atteindre, en 2020, un chiffre d'affaires annuel estimé à 210 milliards de dollars et une génération de données estimée à 43 trillions de gigabytes, soit 300 fois plus qu'en 2002.
La profession comptable face au Big Data
Les experts-comptables reçoivent une multitude d'informations de la part de leurs clients, sous des formes très variées (courriels, données en format pdf ou Excel, images, photos, textes...), qui doivent être stockées, archivées et souvent numérisées. Il est donc essentiel qu'ils se posent, pour chaque catégorie d'entre elles, les questions suivantes : quelle est l'origine de cette donnée et qui l'alimente ? Ai-je le droit de l'utiliser ? Comment l'exploiter et la fiabiliser ? Comment l'enrichir avec d'autres données externes ?
Afin de répondre à ces interrogations, le Conseil supérieur de l'Ordre des experts-comptables a mis en place, en juillet 2019, un groupe Data. La parution d'un guide Data comprenant les fondements juridiques de la donnée et les façons de l'exploiter est prévue lors du 75e congrès de l'Ordre qui se déroulera du 30 septembre au 2 octobre 2020. En outre, le CSOEC travaille à la mise en place d'une formation certifiante sur le Big Data avec l'École centrale de Lyon.
Cadre juridique
Exploitation des Datas hors missions pour le client
Le droit de propriété des données n'existe pas en droit civil même si le droit pénal reconnaît le vol de données (c. pén. art. 323-3). Pour autant, les cabinets ne peuvent pas utiliser les données de leurs clients comme ils le souhaitent et doivent respecter certaines règles, que ce soit pour les données personnelles ou les données non personnelles.
Données personnelles
Les données personnelles que les clients transmettent à leur expert-comptable sont protégées par le Règlement général sur la protection des données (RGPD), mais aussi par la loi informatique et libertés et l'ensemble des règles de la législation du travail (textes légaux et réglementaires, conventions collectives...). Le cabinet doit recueillir l'accord des personnes concernées pour les exploiter.
La Déclaration sociale nominative (DSN), établie par les experts-comptables pour le compte de leurs clients, comporte une masse importante d'informations précieuses pour les cabinets : entrées/sorties du personnel, rémunérations, taux horaire, nombre d'heures travaillées...
Les experts-comptables pourraient en tirer des statistiques très pertinentes pour les clients et pour la profession (comme les notaires, par exemple, sur les montants des transactions) mais la DSN comporte des informations très importantes et très confidentielles, tel que le numéro de Sécurité sociale. Ce dernier est considéré comme étant une donnée nécessitant un traitement particulier, très protégée (RGPD, art. 87).
Avant de traiter une DSN, les experts-comptables doivent donc s'interroger sur la propriété de cette donnée, sa sécurisation et sa normalisation, pour optimiser l'information délivrée et la rendre fonctionnelle pour l'ensemble des utilisateurs. Ils ont le droit de la traiter pour l'objet pour lequel ils ont signé la lettre de mission, à savoir établir un bulletin de paie.
En outre, le fait d'anonymiser, c'est-à-dire de rendre impossible toute identification de la personne par quelque moyen que ce soit, une donnée personnelle, notamment sensible (révélant l'origine raciale ou la conviction religieuse par exemple) pour l'exploiter est déjà un traitement, qui est très encadré par le RGPD et qui doit être limité.
Données non personnelles
Les données non personnelles fournies par les clients ne sont pas plus faciles à exploiter puisqu'elles sont protégées par le secret des affaires et les données non publiques le sont par le droit de la concurrence. Par conséquent, le cabinet doit recueillir l'accord clair et sans équivoque de son client avant d'utiliser ces données. Une fois l'accord obtenu, le cabinet peut créer des outils originaux qui seront protégés par le droit de la propriété intellectuelle.
Le client peut refuser de publier ses comptes et l'expert-comptable ne peut le faire à sa place. Il peut en revanche lui faire prendre conscience que les outils qu'il a développés pour lui l'ont été dans son intérêt, afin qu'il puisse s'appuyer sur des analyses vertueuses (assises sur un benchmarking du secteur et des données externes) pour prendre les bonnes décisions pour son entreprise.
En pratique, quels sont les impacts pour les experts-comptables ?
Prise de conscience du virage numérique
Tous les systèmes d'information commencent à se digitaliser et la facture électronique pourrait être étendue au secteur privé dès 2023 (loi 2019-1479 du 28 décembre 2019 de finances pour 2020, art. 153). Il est donc nécessaire que les experts-comptables prennent conscience des risques liés à l'e-réputation. L'enjeu pour les cabinets sera de s'assurer que les données obtenues en temps réel (« live data ») soient fiables, pour pouvoir les exploiter et aider le chef d'entreprise à prendre des décisions au moment où il le faut.
Bouleversement de l'organisation des cabinets
Nécessité de se former
Les experts-comptables doivent repenser leurs processus organisationnels en y intégrant de nouveaux éléments liés à la donnée et de nouvelles analyses sur les sources multiformes d'informations. Ce bouleversement suppose de se former soi-même et de former le personnel sur la structuration des données et l'(la) (ré)assurance des clients sur la valeur de celles-ci.
Les experts-comptables ne peuvent plus, en effet, penser leur cabinet sans penser à cette gestion de données. Ils doivent faire réaliser à leurs collaborateurs l'importance d'interagir avec d'autres écosystèmes, en particulier le digital.
Selon une étude de PricewaterhouseCoopers, 65 % des entreprises françaises se considèrent pas ou peu matures en matière d'exploitation des données (PwC, « Du Big Data à l'intelligence artificielle : le défi des entreprises françaises - Perceptions et pratiques des entreprises en france », novembre 2018).
Au sein de la profession, l'obligation de formation n'est pas seulement technique, elle peut aussi consister en l'acquisition de nouvelles compétences pour conduire de nouvelles missions. Ainsi, dans le cas du Big Data, les compétences attendues sont les suivantes :
-une expertise forte sur le domaine faisant l'objet d'une prestation de conseil ;
-la capacité à utiliser et exploiter les bases de données de la profession pour apporter une valeur ajoutée ;
-la capacité à marketer et commercialiser une offre de conseil ;
-la connaissance des bases de données « open data » pour enrichir l'information restituée ;
-la capacité d'interaction avec l'écosystème de la comptabilité digitale.
Le gouvernement met à disposition du public des open data, consultables sur le site https://www.data.gouv.fr.
Changement dans l'exercice des missions
Les collaborateurs doivent acquérir de nouveaux réflexes et se demander si les factures numérisées transmises par les clients sont justes, réelles, et, s'il s'agit d'un original, s'il a été signé, d'où il provient et s'il a été transformé ou modifié. Leur temps est désormais dédié à traiter des flux d'informations et non plus des documents « papier », lequel doit être optimisé.
Avec la crise du Covid-19, beaucoup de cabinets ont basculé rapidement vers la dématérialisation et le numérique et ont revu leurs processus d'acquisition et de traitement de la donnée.
Bénéfices de la Data pour la profession
Répondre aux nouvelles attentes des clients
Besoin d'informations fiables, aides à la décision
L'expert-comptable est au cœur des flux et traite des données multisources (fournisseurs, clients, plateformes auxquelles il est connecté...). Son rôle est de gérer ce carrefour de flux et d'informations, cette interopérabilité, et de sécuriser la donnée à l'origine pour sortir une information financière fiable. Pour ce faire, il faut qu'il mobilise ses clients sur la véracité des flux et leur structuration.
De par son statut de tiers de confiance, l'expert-comptable a toute la légitimité pour administrer les données des clients. Après avoir récupéré le flux multiforme, il le structure pour le rendre uniforme dans ses traitements habituels. Il peut ainsi aboutir à une information financière rapide et efficace, optimisée, qui représente une forte valeur pour le client, puisqu'elle lui permet de prendre les bonnes décisions au bon moment.
Quelle que soit la taille de l'entreprise, la fiabilisation des flux de données comptables, et leur gouvernance, sont primordiales. Une fois que l'expert-comptable s'est assuré de l'intégrité de la donnée, il peut l'extraire, la catégoriser et l'enrichir avec d'autres données externes (par exemple avec des données météorologiques). Des outils informatiques, les APIs, existent au sein des éditeurs de logiciels et permettent les échanges de données. Le « nettoyage », la documentation et la traçabilité des données donneront enfin lieu à une restitution qualitative d'informations.
Accompagner son client grâce à des outils dédiés
L'expert-comptable accompagne son client dans la prise de décisions notamment grâce à des outils de business intelligence, qui manipulent le Big Data plus facilement qu'Excel. Ces outils permettent de mieux valoriser les indicateurs clés de performance de l'entreprise, de faire des prévisions et du benchmarking sectoriel en utilisant des bases de données accessibles à tous (Image PME, Diane, Infogreffe...).
Les principaux outils opérationnels de business intelligence existant sur le marché sont Power BI et Tableau Software.
Les PME et les grandes entreprises ont souvent des data scientists/analysts en interne. Mais les TPE, qui représentent la majeure partie des clients des experts-comptables, n'ont souvent pas les moyens d'investir dans ces outils, ni dans la formation. Ce rôle appartient aux experts-comptables, qui doivent augmenter leurs compétences autour du traitement de la donnée.
Adapter la production à sa clientèle
Le Big Data va également amener les cabinets à innover et à élaborer leurs propres modèles de production, adaptés à leur clientèle, pour devenir plus concurrentiels et proposer un traitement exhaustif de la donnée.
En matière d'information financière, la vérification et l'analyse des données comptables sont essentielles. L'expert-comptable agrège des masses de données qui proviennent de différentes matières (données de TVA par exemple) et le lancement de contrôles massifs va permettre de :
-détecter les mouvements litigieux ;
-déceler des anomalies potentielles sur les factures ;
-vérifier l'existence de numéros SIRET ;
-s'assurer de la correcte application des textes réglementaires.
Grâce au Big Data et aux algorithmes, l'expert-comptable va pouvoir automatiser beaucoup de processus et être plus performant dans l'analyse, en amont, de la donnée, sa fiabilisation et sa certification.
Proposer une nouvelle offre de services
Toute l'ambition de la profession est de développer de nouveaux services de conseil afin d'augmenter la valeur ajoutée perçue par le client. Il s'agit notamment :
-de l'automatisation des tâches fastidieuses pour se consacrer à la stratégie financière avec de nouveaux outils ;
-du repositionnement stratégique pour que le client bénéficie d'une plus grande réactivité, de meilleures prédictions, d'analyses sectorielles pertinentes et d'aides à la décision.
Le Big Data étant étroitement lié à l'intelligence artificielle, son exploitation dans les cabinets est surtout utile pour effectuer des prédictions. Celles-ci ne seront en effet possibles que lorsque l'expert-comptable aura interconnecté les flux multiformes d'informations.
Il est indispensable que les experts-comptables s'emparent de cette mission stratégique avant que d'autres professions ne démontrent l'importance du traitement de la donnée et ne se l'accaparent.
Les outils dont rêvent les cabinets et comment y arriver
Le CSOEC a noué un partenariat avec l'École centrale de Lyon, en marge du 74e congrès de l'Ordre ayant pour thème « L'expert-comptable au cœur des flux » qui s'est déroulé du 25 au 27 septembre 2019 à Paris, pour travailler sur la thématique des datas. Lors du congrès, l'École centrale a mené une enquête auprès de 56 experts-comptables afin de recueillir leurs besoins, envies, opinions et expériences sur la gestion des données. Les résultats de cette enquête sont présentés ci-après.
Une innovation numérique collective
Les experts-comptables interrogés, intéressés par les questions digitales puisque présents au congrès sur ce thème, sont convaincus qu'il faut développer l'intégration du numérique au sein de leur cabinet. Mais ils font face à un écueil : ils gèrent souvent seuls, ou avec un petit nombre de collaborateurs, la mise en place d'outils ou de nouveaux processus. De la veille au déploiement, en passant par les tests auxquels se prêtent des clients volontaires, l'innovation numérique repose sur leurs épaules. Malgré leur curiosité pour les propositions des éditeurs de logiciels et leur volonté de réussir la transition/transformation numérique de leur cabinet, ils n'ont pas le temps de s'occuper de cette mission en plus de leurs missions traditionnelles.
En outre, les outils de gestion des datas sont accueillis de manière mitigée par les collaborateurs, quand bien même ils pourraient les soulager en matière de saisie comptable.
La mise en place d'une politique sur l'innovation numérique appliquée collectivement est donc nécessaire dans les cabinets précurseurs sur ce thème.
L'outil de gestion souhaité
Pour les experts-comptables ayant répondu à l'enquête, l'outil de gestion des datas idéal doit présenter six caractéristiques, détaillées dans le tableau ci-après.
Les six caractéristiques de l'outil de gestion de données souhaité | |
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1 - Permettre l'immédiateté | La récupération automatique et instantanée des données « client » évite la chasse aux pièces manquantes chez le client, les retards et les longues recherches dans les dossiers internes du cabinet. Elle facilite ainsi l'établissement des bilans en temps réel. |
2 - Être capable d'interopérabilité | Un outil qui communique avec d'autres produits informatiques ou qui possède plusieurs fonctionnalités réduit fortement les imports-exports entre les différentes bases de données et la multiplication des saisies. |
3 - Avoir des fonctions comparatives et collaboratives | Pouvoir produire des comparaisons solides entre les clients partageant une caractéristique commune (taille, domaine d'activité...) est non seulement pratique mais aussi un précieux atout pour renforcer et diversifier l'activité de conseil. |
4 - Proposer une analyse sectorielle, à l'instar d'Image PME | Un outil accumulant des données par secteur d'activité permet, au-delà d'un comparatif simple, des comparaisons intrasectorielles avec des entreprises gérées ou non par le cabinet. Des données contextuelles doivent être intégrées (par exemple, des données météorologiques et climatiques, les mouvements sociaux, les changements de régulation). |
5 - Être prédictif | La diversification de l'offre de services passe par la capacité à utiliser les données pour proposer du prédictif (basé sur le passé du client lui-même, sur ses propres données, sur l'analyse de changements ou événements prévisibles chez lui et sur son domaine d'activité). Avec un outil de simulation de prise de décision qui propose des scénarii différents, et qui satisfait aux conditions citées ci-avant, un accompagnement presque quotidien est possible. |
6 - Être ergonomique | Un outil simple, adapté et attractif a pour avantages : -de concurrencer la mode des comptables en ligne et/ou des applications, plus avenants, mais qui n'offrent pas du tout les mêmes services ; -de convaincre plus facilement, en interne, les collaborateurs réticents aux transformations du métier ; -d'entraîner plus de clients vers une digitalisation complète et les nouveaux services proposés par les experts-comptables, trop méconnus. |
Il s'agit de l'outil souhaité, qui ne remplit pas nécessairement les conditions de faisabilité financière, technique ou juridique.
Les recommandations pour évoluer
Eu égard aux résultats de l'enquête commentée ci-avant, la première recommandation de l'École centrale de Lyon est de réorganiser le cabinet dans l'optique d'accompagner les personnes qui impulsent le changement et l'innovation de façon efficace. La réflexion doit notamment se faire sur l'aide à la veille, au choix des outils, à la stratégie d'implantation, au suivi de formations, aux recrutements et à la communication en interne.
La seconde recommandation consiste à remettre l'évolution de l'offre de services au centre des préoccupations. Elle doit s'accompagner d'un plan de « communication » qui permet à la fois de promouvoir une nouvelle image et de convaincre le client de la modernisation du métier grâce aux nouveaux services proposés. Les experts-comptables sont conscients des transformations de la profession et des risques qui en découlent, telle la perte de compétitivité, et ils sont prêts à accueillir la transition numérique s'il y a des outils pour l'accompagner.
Les experts-comptables reçoivent quotidiennement une masse importante d'informations, ou « data ».
La donnée étant strictement encadrée et protégée juridiquement, son exploitation est délicate.
Les clients attendent une restitution d'informations fiables, qui les aide dans leurs prises de décisions.
Le Big Data bouleverse l'organisation des cabinets et modifie les manières de travailler...
...mais il est source d'opportunités de nouvelles missions.
Les experts-comptables souhaitent être accompagnés dans cette transformation par des outils de gestion des datas perfectionnés mais pratiques.