Finance/gestion
Comment valoriser le capital humain de l'entreprise ?
L'Association des professionnels et directeurs de comptabilité et gestion (APDC) a organisé en février dernier une conférence dédiée à la valorisation du capital humain « Approches comptables et RH ». Alors que de plus en plus d'entreprises placent le capital humain au coeur de leur stratégie managériale, celui-ci n'est reflété que de manière diffuse dans les comptes. Dans l'intérêt des entreprises, quelles sont les perspectives à la fois souhaitables et réalistes d'évolution sur ce point ?
Nous avons interviewé deux professionnels aguerris sur ce sujet, intervenants de la conférence APDC, qui nous livrent leurs expériences respectives.
Le capital humain est-il reflété dans les comptes ?
Pas de définition comptable
Le capital humain n'est-il qu'un ensemble de coûts ? Il n'existe pas de définition du capital humain dans le référentiel comptable français. En pratique, dans les comptes des entreprises, le capital humain n'apparaît pour l'essentiel que sous l'angle des coûts, dans les comptes de charges obérant le résultat (charges de personnel, coûts de formation, etc.) et dans les coûts d'actifs immobilisés ou de stocks/en-cours.
En référentiel IFRS, IAS 38 « Immobilisations incorporelles » exprime clairement que le caractère non activable d'une équipe de personnel provient du fait que le critère d'activation correspondant au contrôle de l'actif n'est pas satisfait (IAS 38, § 15).
La définition de l'OCDE
Au plan macroéconomique, le capital humain est, selon l'OCDE, « l'ensemble des connaissances, qualifications, compétences et caractéristiques individuelles qui facilitent la création du bien-être personnel, social et économique ».
Valorisation du capital humain dans le goodwill - Il existe toutefois un contexte dans lequel ce capital humain est susceptible d'être valorisé comptablement : les rachats d'entreprises.
Ainsi, IFRS 3 aborde la notion de capital humain dans le cadre des regroupements d'entreprises, en tant que main-d'oeuvre (ou force de travail) assemblée. En application d'IFRS 3, l'acquéreur intègre au goodwill la valeur d'une immobilisation incorporelle acquise qui n'est pas identifiable à la date d'acquisition et, par exemple, peut attribuer une valeur à l'existence d'une main-d'oeuvre assemblée. La main-d'oeuvre assemblée est un ensemble existant de salariés grâce auxquels l'acquéreur peut continuer d'exploiter une entreprise à compter de sa date d'acquisition (IFRS 3, § B37).
En effet, en principe, pour l'acquéreur, le capital humain présent dans l'entreprise rachetée :
- assure la continuité de la production de l'entreprise acquise ;
- limite corrélativement les coûts de recrutement et de formation pour assurer cette production et son développement ;
- facilite la transmission des savoirs entre équipes opérationnelles.
Puisque la main-d'oeuvre assemblée n'est pas un actif identifiable à comptabiliser séparément du goodwill, aucune valeur qui y serait attribuée n'est intégrée dans le goodwill (IFRS 3, § B37).
Interview de Carine Tourneur, managing director, évaluation et corporate finance, Duff & Phelps
-> Au cours de vos missions, vous avez conseillé de nombreuses entreprises lors d'opérations de fusions et acquisitions, pour appréhender et valoriser le capital humain des sociétés cibles. Y a-t-il des points clefs à vérifier lors de la préparation d'un rachat d'entreprise ?
Dans le cadre de la comptabilisation d'une acquisition, nous sommes effectivement amenés à estimer la valeur de la main d'oeuvre assemblée. La portée de cet exercice est toutefois extrêmement limitée (vision partielle du capital humain et absence de reconnaissance au bilan). Il sert, avant tout, à rationaliser le goodwill, dont elle est une composante. Le succès des rachats de sociétés est pourtant intimement lié à la compatibilité des cultures d'entreprise, laquelle est appréciée de façon purement qualitative, faute de méthodes d'évaluation convaincantes. Réjouissons-nous que la valeur du capital humain ne soit pas réduite à une formule mathématique !
-> En pratique, pour valoriser une entreprise, vous appuyez-vous principalement sur l'information comptable mise à votre disposition dans le cadre de votre mission de conseil (comptes annuels, ratios de gestion et financiers) ?
Oui, effectivement. L'estimation de la valeur d'une entreprise se fonde sur l'analyse approfondie des comptes, qui présentent une photo historique, mais aussi et surtout sur le plan d'affaires qui donne une vision prospective. Une évaluation professionnelle sérieuse nécessite en effet d'appréhender la cohérence de la stratégie poursuivie par la société, car elle sera déterminante pour la réalisation de ses résultats futurs.
-> Compte-tenu de votre expérience de terrain, quels sont, à votre avis, les secteurs d'activité dans lesquels la valorisation du capital humain est la plus cruciale ou la plus délicate ?
En pratique, l'évaluation du capital humain reste encore aujourd'hui établie sur la base d'approches qualitatives et non financières. Les secteurs les plus sensibles sont ceux faisant appel à une main d'oeuvre très qualifiée, donc plus rare ou plus difficilement substituable. Quel que soit le secteur d'activité, le capital humain est également un facteur déterminant pour les entreprises dont l'efficience repose sur quelques personnes clefs (fondateur, inventeur...).
-> Dans les opérations de fusion/acquisition, quels sont selon vous les facteurs clefs de succès, ou au contraire les écueils à éviter, en termes de « gestion » du capital humain ?
Il est capital d'analyser la compatibilité des cultures d'entreprise avant de réaliser l'opération de rapprochement. Le faire après, c'est souvent trop tard. L'analyse minutieuse de la combinaison des comptes et des plans d'affaires n'est pas suffisante. Les performances financières et les synergies attendues ne seront qu'un mirage si le mariage des équipes n'est pas harmonieux (départs, baisse de productivité...).
-> Pour conclure, avez-vous constaté au cours de ces dernières années une prise en compte accrue du capital humain ou reste-t-il à votre avis sous-estimé voire négligé ?
Il me semble que l'évolution va dans le bon sens. À défaut d'être l'objet d'une évaluation financière reflétée stricto sensu dans les comptes, le capital humain est progressivement placé au coeur des décisions managériales. Le développement rapide des plans d'actions de performance au bénéfice des salariés en est l'illustration.
En somme, la main-d'oeuvre assemblée est identifiée mais non reconnue séparément du goodwill car elle ne constitue pas un actif incorporel du fait de l'absence de contrôle de l'entreprise sur cette force de travail.
Remarques Une main-d'oeuvre assemblée ne représente pas le capital intellectuel de la main-d'oeuvre compétente, à savoir les connaissances et l'expérience, souvent spécialisées, que les salariés d'une entreprise acquise apportent à leur travail (IFRS 3, § B37).
En définitive, n'étant pas activable ni valorisé en tant que tel, le capital humain augmente néanmoins pour l'acquéreur la valeur de l'entreprise qu'il achète : il est, à ce titre, valorisé par le biais du goodwill mais « noyé » parmi les autres éléments de ce dernier.
Mesure diffuse dans les comptes
Le capital humain apparaît finalement dans les comptes des entreprises, de manière diffuse, à travers ses différentes composantes.
Au bilan, le capital humain est ainsi une composante du goodwill lors d'une acquisition et il apparaît également, le cas échéant, au passif, en provisions pour engagements de retraite ou pour médailles du travail.
Dans le compte de résultat, le capital humain apparaît notamment à travers les comptes de salaires et de charges patronales, la formation, les charges de recrutement et les incentives (primes, etc.).
Le capital humain transparaît également dans les opérations liées au capital de l'entreprise : attributions gratuites d'actions, stock options et management packages et, plus largement, l'ensemble des opérations liées à l'épargne salariale. Dans ce cas, le capital humain a trait aux salariés dont le statut est « hybride » (salariés / actionnaires).
Dans les comptes, le capital humain peut par ailleurs ressortir ou être valorisé (et comparé avec d'autres entreprises) à travers les ratios mesurant la rentabilité de l'entreprise. Cette approche financière prévaut souvent dans les opérations de fusions / acquisitions pour identifier et comparer les valeurs des entreprises.
Dans le secteur de l'hôtellerie-restauration, le ratio « Personnel », égal à la masse salariale divisée par le chiffre d'affaires (CA), est un indicateur clef.
De même, les professionnels de l'expertise comptable utilisent régulièrement le ratio charges de personnel / valeur ajoutée (ratio de répartition de la VA). Ce ratio, analysé sur plusieurs exercices et comparé à celui des autres entreprises du même secteur, sert à identifier la capacité de résistance de l'entreprise face à ses concurrents. En effet, ce ratio évolue en fonction d'éléments fondamentaux tels que la qualification du personnel, le nombre d'heures ouvrées, l'organisation de l'entreprise et son degré de modernisation ou d'automatisation.
Perspectives d'évolution
L'approche financière présente des limites
L'analyse financière s'appuie sur les comptes pour déterminer la valeur d'une entreprise. Comme nous l'avons vu, le capital humain est reflété dans les comptes davantage sous le prisme « coûts » que sous celui « d'actifs ». L'approche rentabilité / performance financière est partielle dès lors qu'elle ne traduit pas la valeur du capital humain, valeur immatérielle non activable.
Preuve en sont les nombreux échecs de regroupements d'entreprises qui ne créent pas la valeur attendue par ces opérations. Au-delà des aspects concurrentiels, ces échecs sont souvent liés à la non-prise en compte ou à la sous-évaluation des risques extrafinanciers liés au capital humain mais aussi aux différences de cultures d'entreprises entre entités regroupées.
Établir une cartographie et un diagnostic du capital humain
Dans le cadre de due diligences - Une des solutions proposées pour remédier à cette problématique est, par exemple, dans un contexte de regroupement d'entreprises, d'intégrer un certain nombre de questions liées au capital humain au coeur des due diligences.
Rappel Les due diligences (ou diligences raisonnables) sont l'ensemble des vérifications qu'un éventuel acquéreur ou investisseur va réaliser avant une transaction, afin de se faire une idée précise de la situation d'une entreprise.
-> Ces due diligences visent à connaître les déterminants du capital humain. À cette fin, elles porteront notamment sur l'existence ou la nécessité d'établir les documents suivants :
- organigramme des divisions opérationnelles (organigramme qui suit la production de l'entreprise, et non sa stratification hiérarchique) ;
- biographie et contrat de travail des hommes et femmes clefs (bonus, clauses de non-concurrence, rétention des talents, leadership, etc) ;
- accords collectifs (politique salariale, comptes-rendus du comité d'entreprise) afin d'appréhender la gestion du capital humain et le « dialogue social » dans l'entreprise ;
- répartition des salariés par profil, fonction, salaire, âge et ancienneté afin de déterminer la pyramide des âges et le passif induit ;
- analyse du turnover reflétant la qualité d'appartenance à l'organisation et l'intensité concurrentielle du marché du travail sur le secteur concerné.
-> Une cartographie du capital humain sera à ce titre un bon outil de travail, recensant des critères d'évaluation essentiellement qualitatifs, attachés aux individus et à l'organisation (expertise, fidélité, robustesse, adaptabilité, performance, pérennité...).
-> Établir un ordinogramme (associant une action en face de chaque élément de l'organigramme) pourra également s'avérer fort utile. Il permettra, par exemple, d'identifier une disproportion entre le nombre de salariés « contrôleurs » par rapport aux opérationnels ou au nombre de produits.
« Performance sociale » et négociations qualitatives - En conclusion, la fonction comptable donne, certes, une approche du capital humain présent dans l'entreprise, mais il est nécessaire d'aller au-delà des chiffres qui sont nécessaires, mais pas suffisants, pour analyser vraiment la « performance sociale » de l'entreprise.
La performance sociale correspond aux résultats d'une entreprise dans les domaines qui ne relèvent pas directement de l'activité économique. Elle met en regard le résultat obtenu et les moyens mis en oeuvre pour y parvenir.
Cette notion est aussi intimement liée à celle de responsabilité sociale de l'entreprise (RSE).
Heureuse coïncidence... ces notions qui concernent directement les méthodes de management, font partie des critères retenus par les salariés pour classer l'entreprise qui les emploie comme « entreprise où il fait bon travailler » ou non (voir notre encadré).
Le capital humain au coeur de la stratégie managériale
Great Place To Work Institut France, filiale française d'un réseau mondial de cabinets-conseils en gestion des ressources humaines, publie chaque année, en collaboration avec Le Figaro, un classement des « entreprises où il fait bon travailler », à partir de trois critères principaux de bonheur au travail pour le salarié :
- a) il a confiance dans les dirigeants de l'entreprise,
- b) il apprécie ses collègues,
- c) il est fier de son travail.
Plus généralement, selon les études de ce type, les salariés sont particulièrement sensibles :
- aux méthodes de management encourageant l'initiative et favorisant la prise de responsabilité ;
- aux dirigeants et managers faisant preuve de proximité, disponibilité et accessibilité ;
- à une bonne ergonomie des postes de travail.
Les entreprises/groupes de taille intermédiaire les mieux « notés » par leurs salariés ont souvent en commun un management horizontal, des valeurs fortes et un recrutement par cooptation.
Parallèlement se développe pour la gestion / valorisation du capital humain la notion de « négociations qualitatives » entre partenaires sociaux (versus les négociations quantitatives), aboutissant à des réponses communes, objectives, entre direction de l'entreprise et représentants du personnel.
Interview de Gérard Taponat, professeur associé à Paris Dauphine, ex-directeur des affaires sociales de Manpower
-> Spécialiste de la refondation sociale et de la conduite du changement, notamment dans le cadre de fusions / acquisitions, vous avez également mené de nombreux audits sociaux. Pour vous citer, la conclusion pourrait-elle être « l'humain c'est capital » ?
Oui, toute entreprise de mesure, d'évaluation comporte une part non quantifiable, seulement qualifiable. Ainsi, dans les audits sociaux ou les analyses de refondation, j'essaie de mettre en évidence des éléments de cette dimension humaine particulière au sein de chaque contexte spécifique d'entreprise. Les paramètres quantitatifs d'effectifs, de masse salariale, de structures... doivent être éclairés par la composition du corps social, sa culture entrepreneuriale, son mode de management, sa capacité de réactivité, son dialogue social...
-> De plus en plus d'entreprises intègrent la « performance sociale » dans leur stratégie managériale, mais aussi dans leurs relations avec les représentants du personnel, sous la forme de négociations qualitatives, et non plus seulement quantitatives. Quels avantages y trouvent-elles ?
Une négociation quantitative est un échange, où les parties apprécient ce qu'elles ont cédé ou acquis. Dans les nouvelles approches, les parties en présence sont dans une situation concurrentielle ou globale, et le champ de la négociation doit prendre en compte la conquête « externe » qu'aucune des deux parties ne possède, ni ne peut promettre. Dans cette négociation qualitative, les parties prenantes sont face à des enjeux d'entreprise qu'elles doivent résoudre ensemble pour renouveler le pacte socio-économique correspondant au marché et au milieu professionnel de leur entreprise. Cette négociation « permet » plus qu'elle ne « promet ». C'est ce que j'enseigne : la négociation qualitative.
-> Aujourd'hui, plus que sur les classifications et les compétences, le management s'appuie sur les « talents » des collaborateurs et sur la valorisation du « savoir-être » au travail. Comment mener avec succès ce changement de méthode managériale et quel intérêt pour les entreprises ?
Les formations initiales, les expériences techniques acquises sont remises en cause par une nouvelle technologie, un environnement culturel différent, un cadre organisationnel instable... Le « talent » s'exprime alors dans la mise en conditions (formation culturelle ouverte, intelligence des situations, connaissance psychologique, capacité technologique, pédagogie du changement...) par le management et la DRH. C'est un management de développement que les entreprises doivent exercer, car les compétences ne se résument plus seulement à une expérience, mais incluent une capacité individuelle et collective à relever des défis. Chaque projet doit désormais générer des compétences. Il s'agit de rechercher le meilleur de soi-même.
-> Certains dirigeants et responsables RH adoptent la devise « on n'embauche plus des bras mais des coeurs », d'autres axent leur profil de recrutement vers des « loosers » ayant prouvé leur capacité à rebondir. Cette évolution vous paraît-elle pertinente ?
Nous sommes ici dans la prospective. J'ai évoqué, au colloque de l'APDC de février dernier, une entreprise outre-Atlantique, dont le dirigeant avait recruté des « loosers », en leur demandant : comment avez-vous rebondi après votre échec personnel, professionnel.... ? Je suis convaincu que le recrutement ne peut plus aujourd'hui se limiter aux diplômes et compétences techniques. J'applique ainsi dans mes recrutements cette compétence sensible des personnalités. Une rencontre du candidat sur site permet d'apprécier l'intelligence des situations, tous les retours d'expériences, la capacité relationnelle et co-opérationnelle... L'avenir dans ce domaine a besoin qu'on le permette plutôt qu'on le prédise !
L'essentiel
-> Le capital humain apparaît dans les comptes des entreprises principalement sous le prisme des « coûts ».
-> Élément immatériel, non activable car non contrôlé par l'entreprise, ce capital constitue pourtant aussi une source d'innovation et de valeur ajoutée pour les entreprises.
-> C'est pourquoi, en cas de rachats d'entreprises, les due diligences doivent intégrer, par exemple, des cartographies opérationnelles et des ordinogrammes.
-> Cette démarche permet de mieux déterminer la valeur réelle de l'entreprise cible et facilite ainsi le succès de ce type d'opérations.
-> La mesure de la performance sociale de l'entreprise constitue également un nouveau challenge.